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Issa Amro : « Israël sombre dans la folie »

21 décembre 2016 - Médiapart Par Chloé Demoulin

Poursuivi en justice par l’armée israélienne, l’activiste palestinien non violent Issa Amro dénonce la droitisation du gouvernement Netanyahou et la dégradation des conditions de vie pour les Palestiniens à Hébron. Il déplore également l’inertie d’un Mahmoud Abbas et d’un Fatah vieillissants.



De notre envoyée spéciale à Hébron (Cisjordanie).– Fondateur de l’ONG « Youth Against Settlements », Issa Amro est une célèbre figure de la résistance palestinienne non violente. Natif d’Hébron, où vivent 200 000 Palestiniens et environ 600 colons israéliens, cet ingénieur électrique et formateur professionnel de 36 ans se bat depuis une dizaine d’années contre l’occupation en Cisjordanie. Il organise notamment une manifestation annuelle en faveur de la réouverture de Shuhada Street (rue des Martyrs, en arabe). Cette artère centrale d’Hébron, autrefois très animée, est désormais interdite aux piétons et aux véhicules palestiniens. Les commerces palestiniens y ont été fermés et l’entrée des maisons palestiniennes murée. Une décision en partie prise par l’armée israélienne après le massacre de la mosquée d’Ibrahim (ou Tombeau des patriarches), à laquelle la rue mène. Le 25 février 1994, l’extrémiste juif Baruch Goldstein y avait assassiné 29 Palestiniens et blessé 125 autres, alors qu’ils priaient un vendredi matin lors du ramadan.

Arrêté à de nombreuses reprises depuis une dizaine d’années par les autorités israéliennes, Issa Amro n’a jamais été inculpé. Du moins jusqu’à aujourd’hui. Depuis juin 2016, dix-huit chefs d’accusation ont été retenus contre lui par l’armée israélienne, dont certains sont liés à des faits remontant à 2010. Ils incluent la participation à une marche sans permis, l’entrée dans une zone militaire fermée ou encore l’obstruction à un soldat. Des infractions dont la plupart ne sont pas reconnues par le droit international. Son procès s’est ouvert le 23 novembre 2016.

« Un procès politique », dénonce son avocat, qui a déposé une requête en faveur de l’abandon de quatorze charges en raison de leur ancienneté. Mondialement reconnu pour son combat, notamment par l’Union européenne, qui l’a officiellement déclaré défenseur des droits humains en 2013, Issa Amro est soutenu par de nombreuses organisations internationales. Le 22 novembre dernier, Amnesty International a réclamé l’abandon de toutes les charges qui pèsent contre lui. L’activiste doit à nouveau comparaître devant le tribunal militaire d’Ofer le 21 décembre. Il risquerait jusqu’à dix ans de prison.

Issa Amro © Mondoweiss Issa Amro © Mondoweiss
Mediapart. Vous avez été arrêté plusieurs fois sans jamais avoir été inculpé. Comment expliquez-vous que l’armée vous poursuive aujourd’hui ?

Issa Amro. Israël est en train de sombrer dans la folie. L’extrême droite a pris le pouvoir et elle refuse toute forme de résistance, même celle qui prône la non-violence. Ils refusent que les gens sachent ce qui se passe ici, soient au courant de l’exclusion sociale, de quoi que ce soit à propos des territoires palestiniens occupés et des violations des droits de l’homme qui y sont pratiquées. Mon procès est un procès politique. Ils tentent de m’intimider, de me dissuader de mener de nouvelles actions. Mais je ne suis pas le seul à être visé, tous les défenseurs des droits de l’homme le sont, ici en Palestine comme en Israël. Netanyahou a essayé de révoquer la citoyenneté israélienne du directeur de l’ONG B’Tselem. [Le premier ministre reproche à Hagai El-Ad d’avoir dénoncé l’occupation israélienne lors d’une réunion du Conseil de sécurité de l’Onu en octobre dernier. Mais la loi israélienne ne permet la déchéance de nationalité que dans des cas avérés de « terrorisme, trahison ou espionnage » – ndlr.]

Vous vous êtes tourné vers la résistance non violente et la désobéissance civile. Pourquoi avoir choisi cette voie ?

Quand j’étais jeune, j’étais un citoyen palestinien ordinaire. Je rêvais d’échapper à l’occupation israélienne. Mais en même temps, j’étudiais dans une école d’ingénieur et ça me demandait beaucoup de travail, donc je n’avais pas le temps de m’impliquer en politique. Tout a changé en 2002 [pendant la seconde intifada – ndlr], quand l’armée a fermé mon université. Je me suis retrouvé devant des portes closes. Alors j’ai décidé de prendre la tête d’un groupe d’étudiants pour réclamer sa réouverture et pouvoir finir mes études. Ce n’était pas politique pour moi, mais personnel. J’ai été inspiré par l’histoire de la résistance, le formidable héritage de gens comme Martin Luther King, Mandela, Gandhi… La non-violence s’est imposée à moi comme la meilleure réponse.

N’avez-vous jamais eu des moments de doute sur l’efficacité de cette stratégie ?

Honnêtement, ce n’est pas facile de rester non violent, particulièrement à Hébron où les Palestiniens ont des interactions quotidiennes avec l’armée et les colons israéliens. Nous ne sommes pas considérés comme des citoyens. Nous vivons sous loi martiale. Lorsque nous sommes attaqués, nous sommes coupables jusqu’à preuve du contraire. J’ai donc commencé à m’entraîner et à entraîner d’autres activistes pour transformer notre énergie négative, chaque intimidation, chaque pression, chaque arrestation, en force positive contre l’occupation. En tant que Palestiniens, nous pouvons faire beaucoup. Nous pouvons nous servir de l’énergie de notre communauté. Nous pouvons aussi obtenir des soutiens de la part de la communauté internationale.

N’est-il pas difficile de convaincre la jeune génération ? Que dites-vous à ceux qui pensent que la non-violence est inutile ?

Les jeunes me disent : « Regarde Issa, tu utilises la non-violence et ils te prennent pour cible, ils t’arrêtent. » Mais je leur réponds que c’est exactement pour ça que je le fais. Si les Israéliens me surveillent, c’est que j’ai une influence sur eux. Je fais ça depuis dix ans, en dépit des arrestations et des menaces de mort. J’ai même réussi à convaincre plusieurs anciens militants du Hamas de nous rejoindre. Le plus difficile, ce n’est pas de convaincre les plus jeunes, mais les familles. Elles ont peur que leurs enfants ne soient arrêtés sans motif. Dans la société palestinienne, il y a cette impression que l’armée israélienne peut faire ce qu’elle veut, qu’elle peut attaquer, tuer n’importe qui. Mais nous faisons en sorte de donner à nos activistes les moyens de se protéger : nous leur distribuons des caméras, nous leur apprenons à ne jamais marcher seuls, à connaître leurs droits, à savoir quoi répondre aux autorités.
« Les Palestiniens ont besoin d’une vie sociale normale, au même titre que les Israéliens »

C’est vous qui avez eu l’idée de distribuer des caméras aux Palestiniens pour leur permettre de documenter les violations des droits de l’homme dont ils sont témoins. Ce procédé a notamment permis de rendre publiques les images du soldat franco-israélien Elor Azaria abattant un Palestinien à terre à Hébron en mars dernier. Êtes-vous satisfait par le fait que ce militaire soit actuellement jugé par l’armée israélienne ?

Son procès n’est qu’une farce. Ce soldat qui a tué un Palestinien est un criminel. Selon les lois internationales, c’est un criminel de guerre. Mais c’est aussi une victime du système israélien. Ils le traînent en justice, mais ceux qui donnent l’ordre aux soldats de tuer des Palestiniens, les commandants, sont toujours en liberté. Notre principal ennemi n’est pas Elor Azaria, mais le système qui utilise des adolescents israéliens pour prendre nos terres et nous tuer. Je ne crois pas à la justice de l’armée israélienne, car c’est elle la criminelle, et non ce jeune soldat. Notre cible est l’occupation et le gouvernement israélien et non un simple individu.

Issa Amro reçu par Martin Schulz au Parlement européen en décembre 2016. Issa Amro reçu par Martin Schulz au Parlement européen en décembre 2016.
Hébron est souvent considérée comme une des zones de tension les plus violentes du conflit israélo-palestinien. Que pouvez-vous dire de la situation actuelle dans la ville ?

Hébron est une ligne de front, un baromètre. Vous pouvez avoir une idée de la situation partout ailleurs en Cisjordanie simplement en regardant ce qui se passe ici. Et ces derniers mois, la situation s’est considérablement dégradée. Depuis janvier 2016, chaque Palestinien d’Hébron a un numéro. Vous ne pouvez pas passer les check-points sans ce numéro. Nous ne sommes donc plus que des numéros pour les Israéliens ! Vous pouvez également observer l’emprise grandissante des Israéliens dans les rues : il y a de plus en plus de panneaux de signalisation en hébreu. Shuhada Street est toujours fermée et la présence de l’armée israélienne est croissante. La colonisation se poursuit également, avec de nouvelles constructions et de nouvelles confiscations de terres aux Palestiniens.

Vous avez essayé de mettre en place un cinéma à Hébron cet été. Mais l’armée israélienne vous en a empêché…

Je crois que c’est le projet qui les a rendus fous et les a poussés à me faire un procès. Notre but est d’améliorer la qualité de vie des Palestiniens. Nous avons donc déjà mis en place un jardin d’enfants, où nous initions par exemple les plus petits au yoga. Mais maintenant nous voulons un cinéma, où les enfants, les femmes, les plus vieux pourront se retrouver, passer du temps ensemble, sans avoir à franchir un check-point. Où nous pourrons aussi accueillir des gens de l’extérieur. Nous avons mené plusieurs actions, avec l’aide d’une association juive américaine, pour mettre en place le projet. Mais l’armée nous en a empêchés et a bloqué les accès à l’endroit où nous souhaitions l’installer. Nous n’abandonnons pas, nous prévoyons de nouvelles actions en faveur de ce cinéma. Et nous n’allons pas nous arrêter là : nous allons lancer notre propre festival en juillet 2017. Nous tentons d’utiliser l’art, le sport, tous les aspects de notre vie pour lutter contre l’occupation.

Le gouvernement israélien tente aujourd’hui de faire passer une loi pour légaliser les avant-postes illégaux. De nombreux observateurs estiment que la solution à deux États est morte. Vous y croyez encore ?

Je crois que les Palestiniens devraient obtenir leurs droits, l’égalité, la justice et leur liberté, que ce soit avec la solution à un ou deux États. Dans les deux cas, cela dépend des Israéliens, de leur capacité à mettre fin à l’occupation et à percevoir les Palestiniens comme des partenaires égaux. Le principal problème est qu’ils ne nous voient pas comme des êtres humains égaux. Nous avons besoin de sécurité, mais la sécurité est un concept mutuel. Les Palestiniens ont besoin d’une vie sociale normale, au même titre que les Israéliens.

 [1]

Mahmoud Abbas vient d’être réélu à la tête du Fatah, mais aucune élection n’a été organisée en Cisjordanie depuis dix ans. En tant que démocrate et activiste non violent, comment vivez-vous cette situation ?

Nous ne pouvons pas avoir d’élections libres sous occupation. Les Israéliens peuvent décider qui sera notre dirigeant ou non. Ils peuvent arrêter qui bon leur semble. L’homme politique palestinien le plus populaire s’appelle Marouane Barghouti, et il est en prison. [Figure influente du Fatah, Marouane Barghouti a été condamné cinq fois à la prison à vie pour avoir commandité cinq meurtres, dont l’attentat du SeaFood Market à Tel-Aviv dans lequel trois civils ont été tués en 2002 – ndlr]. C’est la raison pour laquelle l’armée israélienne me cible également. Elle n’a pas envie que je me transforme en dirigeant. Mais je suis totalement opposé à la façon dont Mahmoud Abbas gouverne la Palestine. Si j’étais à sa place, j’organiserais des élections locales dans les plus brefs délais. Mahmoud Abbas devrait davantage penser à renforcer la démocratie au sein de la société civile palestinienne, et moins à se plier aux pressions du gouvernement israélien.

Reste à savoir qui va succéder à Mahmoud Abbas… Pensez-vous que le Fatah aura toujours un rôle à jouer après son départ ou qu’il faudra mettre en place une nouvelle organisation ?

Je pense que les Palestiniens devraient avoir une nouvelle organisation, un parti dont ils pourront choisir les dirigeants. Aujourd’hui, les dirigeants du Fatah ont 64 ans de moyenne d’âge, alors que la majorité des Palestiniens a moins de 40 ans et que 70 % d’entre eux ont moins de 29 ans. C’est un gros problème. C’est une catastrophe pour moi que nous ayons des dirigeants aussi vieux. Ce sont des personnes qui ne savent même pas ce qu’est la technologie. Ils ne l’utilisent pas pour communiquer avec leur propre peuple. Voilà pourquoi j’espère que nous réussirons à prendre un nouveau virage politique et social.

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